Les hérétiques ( ou nuit blanche dans le noir) Le soleil décline à l'horizon. Les fines brumes se teintent peu à peu des couleurs de l'automne dont seule la nature sait nous émouvoir. Les premières étoiles scintillent. La fraîcheur commence à se ressentir. Il est 20H00 et les Pyrénées sont droit devant nous. Bernard, Jean-Phi, Icham et moi-même sont du voyage. L'expédition au programme est une exploration de nuit dans les coulisses de la terre. Le massif à atteindre est : Arbas. Pour ma troisième sortie, nous nous sommes conditionnés pour passer une nuit blanche dans l'obscurité totale des profondeurs. Depuis la "fontaine de l'ours" où nous avons laissé la voiture, nous empruntons un sentier rocailleux qui s'élève à travers une végétation dense, clairsemée de pics rocheux, en direction du trou donnant lieu au réseau des "hérétiques". La lune ne s'est pas encore levée. Il fait nuit noire. De nos lampes frontales, nous projetons des jeux d'ombre dans l'épaisse forêt qui nous entoure. D'immenses silhouettes aux formes inquiétantes nous rappellent les contes que l'on nous racontés naguère lorsque nous étions enfants. L'imagination distille et fait pétiller dans notre tête de nombreux souvenirs. Puis une légère bise vient perturber ces rêves étranges au détour d'un chemin. Emmitouflés dans nos combinaisons et harnachés dans notre équipement, nous sommes assaillis par la chaleur de l'effort que nos vêtements retiennent. Nous progressons tant bien que mal sous l'effet de la transpiration. Nous croisons quelques salamandres certainement étonnées de nous voir à cette heure. Au loin, le cri du hibou résonne dans le noir et vient se perdre dans la vallée. Après une demi-heure de marche dans la forêt et quelques dérapages sur un terrain boueux et glissant, nous parvenons à l'entrée du trou. Nous déposons les kits et ajustons le matériel. Jean-Phi prépare la descente du premier puits. Autour de nous, la faune nocturne a repris droit. Des chauves-souris s'agitent au-dessus de nos têtes. A travers l'épais manteau vert, nous arrivons à deviner l'existence de quelques étoiles. La fraîcheur qui nous enveloppe soulève les essences de la végétation environnante. L'odeur d'humus et de sève s'évapore dans les fines nappes de brume. Jean-Phi est désormais dans le puits. A notre tour, nous préparons nos éclairages. Je desserre lentement le pointeau de ma lampe. La flamme apparaît. Bernard s'introduit dans l'entrée du trou pendant qu'Icham allume une cigarette. Une chauve-souris vient de me frôler. Le puits s'éclaire par le passage de Bernard. Puis, cette lueur s'évanouit au fond du trou, et le conduit retrouve toute son obscurité. Devant moi, la corde "travaille" sous l'action des forces exercées par la descente. Icham et moi sommes toujours à l'air libre. Nous nous racontons des boutades pour faire passer le temps. "Corde libre !", résonne dans le puits. Il est à présent 23h25, et je m'apprête à glisser le long de la corde. Mes pieds quittent le sol extérieur pour m'enfoncer dans les profondeurs. Au bout de cinq mètres de descente, le conduit devient très étroit. Il demande une certaine concentration. De par et d'autre, les parois se resserrent. Il faut se modeler à la forme du puits pour essayer de s'en extraire. Au-dessous, je ne peux rien voir. Le passage est très exigu. L'étroitesse du conduit ne me permet pas de bouger la tête pour observer. J'essaye alors de trouver la position idéale pour m'en sortir. Une émotion forte s'empare de moi. Les barres rocheuses qui m'entourent, semblent m'avaler. A présent, je me sens bien seul dans cette étroiture. Le silence m'accable. J'ai cette angoisse de me trouver coincer, prisonnier à tout jamais de cette masse calcaire. Alors puisant dans mes réserves d'énergie, je reprends une bouffée d'air et décide de m'y prendre différemment. Je me décontracte, donnant ainsi souplesse à mon corps. Je recherche patiemment une certaine quiétude. Il faut être prudent. La moindre erreur serait mal venue. Une préparation mentale et physique sont primordiaux. La recherche d'une bonne respiration est donc nécessaire à ce type de situation. Toujours maintenu à ma corde et livré à la loi de gravité, j'essaye de me détendre au mieux, régulant ainsi la respiration abdominale. Puis par des mouvements vermiculaires (mes membres étant devenus inefficaces), je force jusqu'à vouloir écarter ces gigantesques murailles. Cela a pris du temps, mais la récompense est au bout. J'ai pu me dégager, mais le kit ne m'a pas suivi. Il est resté coincé dans une fissure. Mes bras libérés de l'étroiture me permettent maintenant d'en user. Je tire alors sur la longe qui me relie au kit. Rien à faire. Le kit reste bien accroché dans la diaclase. J'essaye alors de me hisser afin de m'y en rapprocher. Renouvelant sans cesse les efforts, je finis tout de même par l'en extraire! Après ces quelques mètres d'acrobatie, la descente s'avale sans coup férir. Jean-Phi et Bernard m'attendent avec un large sourire traduisant : "bienvenu au club !". Pendant qu'Icham s'adonne à la descente, Jean-Phi poursuit l'amarrage des autres puits. Une chauve-souris tournoie sous la voûte attendant que l'accès du puits se libère. Finalement, elle préfère s'accrocher à ma main. A la fin de ce petit intermède, l'équipe reprend son allure s'enfonçant lentement dans les méandres de la terre. Lorsque l'on pense qu'au-dessus de nos têtes se dresse la chaîne des Pyrénées !... A présent Icham est passé devant. Nous avons descendu approximativement une dénivelée d'une centaine de mètres en petits puits successifs. Il n'est pas loin de 2h00 du matin. Bernard commence à avoir faim. Nous décidons donc de passer à "table". Au-dessus de nous, l'humidité se déverse en de multiples gouttelettes. Les parois enveloppées d'une pellicule d'eau miroitent au contact de notre éclairage. On se met à l'abri. Nous nous posons sur une roche froide et après avoir retirer nos gants, nous attrapons le récipient en plastique contenant la "bouffe". Les visages trahissent la fatigue due au rythme imposé à notre corps par rapport à l'horloge biologique. Nos combinaisons sont trempées. Un peu crispés par le froid mais surtout par l'humidité, on essaye de se détendre tout en mangeant. Il est trois heures. Les dernières cordes viennent d'être utilisées. Désormais, nous parcourons le lit majeur occupé par les eaux lors des crues. Nous progressons sur un sol limoneux à l'intérieur d'une longue galerie à la forme sinueuse et découpée que la rivière a taillé avec le temps. Au fur et à mesure que nous avançons, un jeu d'ombre et de lumière s'installe à chaque repli de ce méandre aux aspérités lugubres. Nous traversons un dédale de cavités n'offrant pas un grand intérêt, si ce n'est le passage de quelques obstacles abrupts. L'itinéraire ainsi parcouru est un enchaînement de petites escalades facilement réalisables compte tenu de la difficulté modérée du couloir. A la sortie de celui-ci, nous apparaissons sur les hauteurs d'une grande salle. C'est avec appréhension que je m'avance vers les parois vertigineuses de la caverne dont les limites restent indiscernables à ma vue. L'équipe descend à travers d'énormes éboulis. Arrivés en bas de cette salle, nous distinguons beaucoup mieux l'immensité de cette cavité. Nos lampes n'arrivent pas à éclairé le plafond. Nous continuons toujours à descendre, et entrons dans une deuxième salle encore plus volumineuse. On débouche alors, sur un immense pierrier qui va nous demander un travail d'enjambement dans toute sorte de caillasse. Là, des cairns nous indiquent le droit chemin et nous guident jusqu'au terme de notre aventure. Bernard et moi sommes passés devant. Nous nous concentrons à bien placer nos pieds, à la fois pour ne pas se tordre une cheville et éviter les trous d'eau. De part et d'autre de ce champ de pierres, d'immenses contreforts s'élèvent vers la voûte, donnant à cette salle l'aspect d'une forteresse érigée pour se défendre contre toute agression naturelle. Puis par inadvertance mais aussi par fatigue, Jean-Phi glisse et se reçoit lourdement sur sa main. A l'extrémité de la langue du pierrier, le lit de la rivière serpente à travers d'immenses amoncellements de limon. Nous foulons alors un sol boueux démuni d'empreintes humaines. Les branches et les débris végétaux déposés sur les parois argileuses, ainsi que la texture du relief, traduisent abondamment l'ampleur des forces, lors de violents orages. Cette cavité se termine à nos pieds à moins de 200 mètres de profondeur. Toutefois, on peut toujours poursuivre l'exploration en s'introduisant dans un petit conduit où il faudra s'amincir au maximum pour pouvoir continuer. Cet accès fait l'objet de forts courants d'air. Cette nuit, nous nous arrêterons à la salle du trou du vent. La torche de Jean-Phi nous permet d'observer rapidement les parois à la recherche d'éventuels entrées. Un peu plus loin une corde, appartenant à d'autres spéléos, sommeille en direction de la voûte. Il n'est pas loin de quatre heures. Nous luttons contre la fatigue. A présent, il faut penser au retour. Les lampes sont rechargées en carbure et en eau. Nous remontons lentement le pierrier. Nos jambes sont lourdes. Ma lampe ainsi que celle de Bernard ne font que s'éteindre. Après une bonne demi-heure de marche, nous atteignons le premier puits. Jean-Phi passe en tête suivi de Bernard. Et c'est ainsi que les puits sont remontés. Icham, me suivant dans cette ascension, récupère les agrès. Arrivés sur le lieu où nous avons festoyé, les kits sont récupérés et la torche de Jean-Phi égarée. Aurait-elle été oubliée dans les profondeurs ? Je n'en écrirais pas plus, pour ne pas vexer l'un de nous qui se reconnaîtrait dans ces lignes, si ce n'est qu'elle fera un heureux parmi la communauté des spéléologues. Nous avons pris une bonne cadence et les différents puits sont vite avalés. Désormais, la sortie tient à une longueur de corde. J'entends Jean-Phi m'annoncer le monde extérieur. Derrière moi, Bernard et Icham progressent toujours. Je passe la corde dans ma poignée et accroché à mon croll, je me hisse jusqu'à la sortie. Il est 06H30, le jour ne s'est pas levé. Prenant appui sur mes coudes, je m'extirpe du trou. Autour de moi, la roche est recouverte de mousse et de feuilles mortes. Je dégrafe le croll et la poignée pour en libérer la corde. Dans le puits les voix de Bernard et d'Icham résonnent encore. Au-dessus de ma tête, la lune légèrement brouillée par la brume, projette une lumière fade et blanchâtre sur la forêt. Les chauves-souris se sont mises à l'abri. Nous regagnons la voiture en croisant quelques chasseurs et leurs chiens. En contrebas, le hameau sommeille encore, mais plus pour bien longtemps. Descendant le chemin bordé d'arbustes, nous respirons l'odeur du feu de bois sortant des vieilles cheminées en pierres de pays. Les chiens aboient. La vallée sort progressivement de la nuit. Les premiers rayons du soleil zèbrent sur toute sa longueur, la chaîne des Pyrénées. Dans la voiture, nous sommes tous silencieux. Fatigués par notre nuit au coeur de la montagne, chacun relate dans sa mémoire les faits et gestes de cette expédition. Quant à moi, je commence à m'assoupir. Peut-être..., mes rêves m'emmèneront dans les coulisses de la terre où les pas des hérétiques résonnent encore... Christophe. (Les hérétiques, 25-26/09/99)